« Un astronome amateur [1] » : c’est ainsi qu'Antoine d’Abbadie (1810-1897) prétend être connu de l’empereur Napoléon III en 1863, dans une de ses correspondances au ministre de l’Instruction publique Duruy. Néanmoins, d’Abbadie intègre le Bureau des longitudes en août 1878 et le préside en 1882. Un « amateur » se serait-il introduit subrepticement dans la vénérable institution ?
Un astronome ?
Nomination d'Antoine d'Abbadie au Bureau des longitudes (Procès-verbal de la séance du 21 août 1878)
D’Abbadie dispose d’un observatoire astronomique personnel dans ses terres basques d’Urrugne et Hendaye, au sud de Saint-Jean-de-Luz, depuis environ 1835. Depuis 1873, la place de géographe du Bureau est vacante, son dernier occupant, Jules Janssen, ayant rejoint une place d’astronome. Au mois de mai 1878, le ministère de l’Instruction publique enjoint la nomination d'un candidat. Dans sa séance du 19 juin 1878, le Bureau propose au Ministre d'Abbadie en première ligne et l’ingénieur hydrographe Anatole Bouquet de la Grye en deuxième.
D’Abbadie n’est pas inconnu de ses nouveaux confrères. La première mention de ses travaux au sein du Bureau des longitudes est faite suite à son retour de voyage en Éthiopie (1837-1847) [2]. Lors de la séance du 7 novembre 1849, ses résultats et ceux d’un autre voyageur français en Abyssinie, Rochet d’Héricourt, sont évoqués sans que le procès-verbal ne livre plus de détails. Homme fortuné, passionné de science, le voyageur est soutenu par François Arago comme l’illustre la séance du 16 avril 1851 : « Monsieur Arago annonce qu'un voyageur, M. A. d'Abbadie, est dans l'intention d'aller à Christiania pour y observer l'éclipse totale de soleil du 28 juillet 1851, si le Bureau des longitudes consent à le recommander au gouvernement suédois. M. Arago pense que M. d'Abbadie est en mesure de faire une bonne observation et il appuie sa proposition, qui est certifiée par le Bureau ».
Antoine d'Abbadie observant la latitude à Bonga (Ethiopie). [3]
Un expert du terrain
Son expédition en Ethiopie fait de d’Abbadie un expert du voyage d’exploration. Il publie une carte levée en voyage par sa méthode de « géodésie expéditive », c’est-à-dire une triangulation réalisée sur des mires naturelles et avec une mesure des distances au pas. Son entrée au Bureau accompagne la politique impériale de la IIIe République. L’expertise des voyageurs est utile à la « nébuleuse coloniale » : d’Abbadie contribue aux liens du Bureau avec la Société de Géographie de Paris dont il est un membre important. Formation des voyageurs, choix des instruments pour le voyage, préparation d’expéditions africaines sont les domaines privilégiés dans lesquels intervient d’Abbadie.
Un exemple particulièrement significatif est celui des séances de janvier 1880. Ainsi le 28 janvier 1880, d’Abbadie fait adjoindre une note relative à l’usage du sextant et de l’horizon artificiel en voyage. Il proscrit l’usage du sextant et recommande plutôt le théodolite : « L’instrument à deux cercles perpendiculaires, le théodolite ou altazimuth des Anglais est donc par excellence l’instrument de précision du voyageur. » Il donne ensuite ses conseils pour les voyageurs, raconte comment il est à l’origine du théodolite Lorieux en usage au Dépôt de la Marine, suite à son voyage en Ethiopie. Il évoque un instrument de son invention, l’aba [4]. Il dispense quelques avis méthodologiques, préférant la mesure des apozénits ou azimuts lunaires plutôt que celle des distances lunaires. Finalement, d’Abbadie propose que les élèves issus de la formation de l’observatoire de Montsouris passent un examen pratique de terrain et reçoivent un agrément du Bureau. (“[Remarques d'Antoine d'Abbadie sur le procès-verbal du 7 janvier 1880]”)
Promoteur de voyages en Afrique et d’études géodésiques, il est le parrain des expéditions de Brazza. Il en rapporte les projets puis les résultats au Bureau (projet de sa mesure exposé dans la séance du 30 janvier 1889 : “Rapport sur la mesure d'un axe de Méridien au Congo”).
Émergence de communautés disciplinaires
Les recherches personnelles de d’Abbadie dans le domaine des sciences de l’observatoire (astronomie, météorologie, magnétisme terrestre, géodésie, géophysique dont, tout particulièrement, la variation de la direction de la pesanteur ou « verticale ») lui permettent d’intervenir régulièrement dans les débats du Bureau sur des thèmes variés comme, par exemple, lors de la rénovation de la Connaissance des temps.
À sa place de géographe du Bureau, d’Abbadie témoigne des reconfigurations des champs disciplinaires scientifiques dans la France de la seconde moitié du XIXe siècle. Malgré ses pratiques d’observateur, il est relégué à l’identité sociale d’amateur dans un champ astronomique reconfiguré par les savants employés de l’État.
Les géographes du Bureau des longitudes sont d’abord des géodésiens et diffèrent, dans leur faire, des acteurs du champ de la géographie, en cours de constitution au sein de l’université française autour de Paul Vidal de la Blache. La place de géographe du Bureau des longitudes échoie, au décès de d’Abbadie, à un autre géodésien, le général Bassot (1841-1917).
[1] Copie de lettre manuscrite n°448 volume K d’Antoine d’Abbadie à Victor Duruy au sujet de sa demande de titre d’officier de la légion d’honneur au profit de Benjamin Valz (1787-1867). Archives du château d’Abbadia. Académie des sciences.
[2] Pour plus d’éléments sur le voyage éthiopien, se référer à : Delpech Viviane, 2014, Abbadia. Le monument idéal d’Antoine d’Abbadie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 334p.
[3] Cette image est extraite de : Massaia, Guglielmo, 1921, I miei trentacinque anni di missione nell'alta Etiopia ; memorie storiche, p.77.
[4] L’aba est un théodolite imaginé par d'Abbadie et construit par Radiguet puis Brünner. Un prisme mobile est disposé devant l’objectif d’une lunette fixe. Voir le focus sur la géodésie expéditive (à venir).