Les procès-verbaux du Bureau des longitudes

Sur le statut de « membre correspondant » du Bureau des longitudes

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Martina Schiavon

(Archives Henri Poincaré - Université de Lorraine)

Publié le 26/10/2020

Le graphique ci-dessous donne la répartition des « membres correspondants » du Bureau des longitudes, par décennie, entre 1875 et 1970, en fonction des leurs nationalités. Parmi les divers statuts des membres, c’est celui dont l’effectif est le plus important (126 sur 274). Il s’agit de membres en moyenne plus jeunes, et plus souvent que les autres (35 % contre 27 %) nommés au Bureau des longitudes avant d’accéder à l’Académie des sciences (se référer aux tableaux du focus « Esquisse des parcours des membres du Bureau des longitudes »).

Nationalités des 126 membres « correspondants » du Bureau des longitudes

Graphique qui synthétise les nationalités des 126 membres « correspondants » du Bureau des longitudes.
En première ligne, en bleu, les 4 membres provenant d’Autriche et d’Allemagne ; au deuxième rang, en rouge, les 20 membres d’origine anglo-saxonne ; au troisième rang, en vert les 20 autres européens (Belgique, Néerlandais, Italien, Danois, Norvégien, Portugais, Russe) et 2 Suisses ; en violet les 2 membres brésiliens. Au dernier rang, en orange, les 78 membres français (certains pouvant être nés à l’étranger). (© Julien Muller et Martina Schiavon)

Le statut de « membre correspondant » est établi par l’article 9 du décret de 1874, qui précise la possibilité de nommer jusqu’à 10 membres, dont 3 étrangers. Ce nombre est porté à 20 en 1889, puis à 24 en 1913, et enfin à 32 en 1970. En 1874, il est établi qu’un correspondant est nommé par le ministre de l’Instruction Publique sur présentation du Bureau des longitudes, qu’il a une « voix consultative lors de [son] passage à Paris » et qu’il peut publier dans l’Annuaire. Par ailleurs, les deux décrets de 1874 et 1889 laissent dans le flou le rôle du correspondant au sein du Bureau des longitudes et il faut donc dépouiller les procès-verbaux sur la longue durée pour l’étudier. Ce focus propose une synthèse de ce travail d’analyse.

Le statut de membre correspondant ne doit pas être confondu avec la correspondance, qui désigne une pratique savante d’échange épistolaire très ancienne, en particulier dans le domaine de l’astronomie. La correspondance constitue ainsi une forme de contact préexistante à la création du Bureau des longitudes. Ses premiers membres l’ont intégrée très naturellement : Jérôme de La Lande (1732-1807) fut par exemple amené à sélectionner et à orienter les recherches de ses correspondants les plus actifs et utiles, tandis que Jean-Baptiste Delambre (1749-1822), qui cumulait le poste au Bureau avec celui de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences pour les sciences mathématiques, jouait sur les deux fonctions. De fait, depuis la création du Bureau des longitudes, la « fonction de correspondre » revient institutionnellement au secrétaire. Par ailleurs, dans la nouvelle réorganisation de l’Institut de France de 1795, on peut compter 60 associés choisis en dehors de Paris et répartis en 10 sections, mais ce n’est qu’en 1803 qu’on leur attribue le nom de « correspondants »[1]. 71 ans plus tard, le Bureau des longitudes imitera l’Académie dans l’institutionnalisation de cette fonction. Par ailleurs, la nomination de correspondants s’expliquerait essentiellement par les événements scientifiques que le Bureau des longitudes soutient ou se propose de soutenir. Ainsi, en 1874, les noms de George Biddell Airy, Warren de la Rue et Félix Tisserand sont proposés suite à leur engagement dans l’observation du passage de Vénus devant le Soleil. Toujours en 1874, le Bureau déclare qu’il « serait convenable qu’un règlement fût fait qui réglât [les] attributions [des correspondants] » (procès-verbal du 24 juin 1874) : une commission est alors créée pour apaiser la rivalité entre les membres du Bureau plutôt que par un réel besoin de fixer le processus de nomination du correspondant. La discussion prend son origine en février 1875, alors que le commandant François Perrier (1833-1888) propose de « voir la géodésie représentée par les membres correspondants » : à défaut de critères de nomination, le secrétaire Antoine Yvon-Villarceau (1813-1883) demande l’établissement d’une commission, qui sera constituée du président du Bureau, Hervé Faye (1814-1902), ainsi que de Perrier et Yvon-Villarceau lui-même. Cependant, le 17 mars 1875, alors que la nomination d’un membre correspondant est à l’ordre du jour, le secrétaire demande l’ajout d’ « un rapport sur les titres des candidats et d’en déterminer le classement [en établissant de fait une deuxième commission] ». Le président Faye met ainsi aux voix la nomination d’une seconde commission, qui est rejetée à l’unanimité… à l’exception de Villarceau ! Au cours de la même séance, Léon Bassot (1841-1917), bras droit et élève de Perrier, est élu par 6 voix contre 1[2]. Il faut dire que le membre correspondant du Bureau des longitudes est particulièrement sollicité pour trancher sur les expertises techniques. Celles-ci sont très nombreuses dans la deuxième moitié du 19e siècle, alors que la France connaît un grand développement de ses infrastructures et, en particulier, du chemin de fer et des transmissions filaires nécessaires pour la détermination des différences de longitudes. Certains membres du Bureau demandent ainsi que le nombre des correspondants français et étrangers soit augmenté. Lors de la séance du 17 juillet 1878, Jules Janssen précise « que cela serait certainement avantageux pour le bureau. Le budget n’en souffrirait pas puisqu’ils n’ont pas de traitement » : à la différence des autres membres titulaires, le correspondant du Bureau des longitudes n’est pas rémunéré[3]. La question d’augmenter leur nombre semble donc sans conséquence. Elle revient pourtant plusieurs fois dans les discussions avant d’être adoptée : en juin 1883, Faye demande par exemple que le mécène Raphaël Bischoffsheim (1823-1906), qui s’est engagé à remettre à l’état l’observatoire de Nice, soit associé « à quelque titre » au Bureau. On propose alors la création d’une place de « membre libre » qui « augmenterait le cercle d’action du Bureau » (séance du 20 juin 1883). Ce nouveau poste comporterait essentiellement les attributions d’un correspondant. On se demande alors si un correspondant est tenu d’assister aux séances du Bureau. La question avait déjà été posée en 1878, comme on le lit dans le procès-verbal du 25 décembre alors que l’amiral Camille La Roncière-Le Noury (1813-1881) s’excuse de ne pas s’être rendu aux séances du Bureau « parce qu’il avait crû jusqu’ici que les membres correspondants n’y assistaient pas » (séance du 25 décembre 1878). Même chose en 1888, lorsque Bassot demande de pouvoir représenter auprès du Bureau des longitudes la section de géodésie du Dépôt de la Guerre : on lui répond que, en tant que membre correspondant, il « peut assister aux séances [sans être] accrédit[é] d’une façon spéciale » (séance du 11 avril 1888). La question de la présence en séance d'un membre correspondant sera acquise en avril 1915, alors que les membres du Bureau craignent qu’un correspondant allemand se présente après la guerre « suivant l’invitation qui lui en a été faite lors de sa nomination ».

Le procès-verbal du 27 mars 1889 exprime clairement l’importance d’occuper la fonction de membre correspondant étranger : l’officier Antônio Luís von Hoonholtz (1837‑1931), baron de Tefé, président du Bureau hydrographique de l’empire brésilien, demande « si le Bureau ne pourrait pas augmenter [l’] autorité scientifique [de deux officiers de la Marine brésilienne auxquels seraient confiées des opérations de différence de longitude] en les nommant correspondants ». Les membres du Bureau des longitudes voudront bien satisfaire cette demande[4] mais non sans quelque difficulté à cause du nombre limité des places disponibles : on propose à ce moment de créer de nouvelles places d’« associés adjoints » et de demander au ministre d’augmenter de 10 à 20 le nombre des correspondants. Cependant, la nomination d’un « associé adjoint » imposerait aux candidats de justifier d’une « notoriété exceptionnelle », ce qui n’est pas requis pour les correspondants ; par ailleurs il ne semble pas admissible de nommer deux officiers d’une même nation, quand seulement trois places sont ouvertes aux correspondants étrangers. Notons qu’à cette période les officiers constituent les candidats privilégiés aux places de correspondants : le physicien Alfred Cornu proposera par exemple de choisir un officier compétent pour réaliser un rapport sur le magnétisme des navires en fer (séance du 23 avril 1890). Ainsi, les membres du Bureau des longitudes font appel aux correspondants pour leur confier des études particulières ou une expertise dans un domaine spécifique, ou encore pour examiner des travaux scientifiques avant leur publication dans les Annales. Leur gratification n’est pas seulement symbolique : parfois les membres proposent d’attribuer une distinction à un correspondant. En 1895, ils recommandent au ministre de l’Instruction publique, Emile Combes, de décerner la Croix de Chevalier de la Légion d’honneur au physicien Théodule Moureaux (1842-1919) pour avoir rendu les plus grands services dans l’organisation des missions magnétiques. Un bon nombre de membres correspondants connaîtront une ascension professionnelle et accèderont à une place de membre titulaire du Bureau des longitudes : Bassot deviendra ainsi membre géographe, Robert Emile Bourgeois (1857-1945) membre en service extraordinaire[5] puis académicien, Félix Tisserand (1845-1896), Benjamin Baillaud (1848-1934), Henri Deslandres (1853-1948), Philippe Hatt (1840-1915), Henri Andoyer (1862-1929) et Pierre Lejay (1898-1958) accèderont à la place de membre astronome. Quant au rôle de la Commission de nomination, on se passe bien d’elle à certaines occasions, comme le 21 juin 1899 où Simon Newcomb est nommé sur le champ membre correspondant[6]. Le 30 octobre 1901, le commandant Bourgeois, devenu chef de la mission géodésique en Amérique du Sud, sera élu correspondant à l’unanimité, bien que ce point n’ait même pas été inscrit à l’ordre du jour !

Certains membres correspondants jouissant d'une grande considération scientifique, le Bureau des longitudes décide, en 1906, d'en signaler le nom dans l'Annuaire. Toujours à cette période, il est décidé que le vote par correspondance ne saurait être accepté dans l’élection des membres du Bureau « et des correspondants ». On se demande alors si un astronome domicilié à Paris peut ou non accéder à une place de correspondant. Jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, les questions se cumulent sur le rôle du correspondant : peut-on augmenter leur nombre (voir les procès-verbaux des 23 novembre 1910 et 20 novembre 1912) ? Peut-on les associer au congrès des Ephémérides (procès-verbal du 2 août 1911) ? Doit-on privilégier les astronomes domiciliés à Paris (procès-verbaux des 15 et 22 juillet 1908) ou de province (18 novembre 1908) ? Peut-on modifier ce statut ? Peut-on faire une plus large place aux représentants de la Marine ou aux directeurs des annuaires étrangers (20 novembre 1912) ? Faut-il choisir le correspondant étranger en raison de sa fonction ou uniquement d’après ses mérites scientifiques (22 janvier 1913) ?

En janvier 1913 un nouveau décret présidentiel porte à 24 le nombre des correspondants du Bureau des longitudes, dont au moins 12 savants étrangers. L’entrée en guerre modifie le rôle du correspondant étranger : il devient un interlocuteur privilégié du Bureau, notamment sur des questions sensibles : ainsi, en octobre 1914, on demande au directeur de l’Observatoire du Harvard College, Edward Charles Pickering (1846-1919), d’envoyer tous les avis astronomiques que les Allemands sont parvenus à centraliser à Kiel. Citons également le rôle joué par l’astronome belge Georges Lecointe (1869-1929) en tant qu’interlocuteur entre alliés et neutres dans la réorganisation des associations scientifiques d’après-guerre. Sous les feux de la Première Guerre mondiale, le Bureau des longitudes se solidarise à l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres et à la Société astronomique de France, qui prennent la résolution de radier ou de suspendre leurs correspondants allemands (voir le procès-verbal du 24 février 1915). Les membres visés par le Bureau sont les astronomes Arthur Auwers (1838-1915), l’Autrichien Edmund Weiss (1837-1917), et surtout Wilhelm Julius Foerster (1832-1921), ce dernier président de la Commission internationale des poids et mesures. La radiation des correspondants allemands du Bureau des longitudes (et de l’Annuaire) se révélera cependant plus complexe que ce qui est initialement prévu. D’une part, les membres du Bureau ne sont pas tous d’accord au sujet de leur radiation : pendant la séance du 17 mars 1915, sur neuf votants, trois se prononcent contre ; d’autre part, les démarches auprès du ministre sont très longues. Une fois réalisée la suppression des trois noms des correspondants allemands dans l’Annuaire vers 1917, le problème de la radiation du Bureau ne concernera que Foerster. Dans son cas, le risque est qu’il se présente, après la guerre, à l’une des séances du Bureau (comme évoqué plus haut) : « l’incident sera alors fort délicat à résoudre », précise le procès-verbal du 14 avril 1915. Dans l’après-guerre, le Bureau des longitudes prête ainsi une attention particulière à la nationalité des futurs membres correspondants (comme le montre le graphique un seul correspondant allemand sera élu en 1961, l’astronome Walter Fricke), et il finira par attendre que l’Académie des sciences procède à la nomination de ses correspondants avant de nommer les siens. Le décret du 8 janvier 1970 fixe à 32 le nombre des correspondants, « dont plusieurs peuvent être choisis parmi des savants étrangers ». Il précisera aussi que « un certain nombre de ces savants pourront être nommés ès qualités, en raison d’une de leurs fonctions et pour la durée de cette fonction ». Ce décret clôture ainsi une longue série de discussions qu'il est possible de trouver dans les procès-verbaux.

En conclusion, la fonction de membre correspondant du Bureau des longitudes s’est régulée par des pratiques acquises progressivement plutôt que par un vrai règlement. La formulation de 1970 en est l’aboutissement : elle contient la possibilité de retirer de ses fonctions un membre correspondant, et aussi de le nommer à la discrétion du Bureau des longitudes, selon les besoins d’études ou d’expertises dictés par la nécessité et le contexte historique.



[1] Leur nombre s’élève à 100, choisis parmi les savants nationaux et étrangers. Pour voir leur distribution selon les sections, se référer à l’Index biographique de l’Académie des sciences 1666-1978, Gauthiers-Villars, Paris, 1979, « Avertissement historique ».

[2] Le rival de Bassot est François Elie Roudaire (1836-1885). Sur la rivalité entre François Perrier et Antoine Yvon-Villarceau, se référer au procès-verbal du 17 mars 1869.

[3] Pour une liste des membres, voir le focus : « Esquisse des parcours des membres du Bureau des longitudes ».

[4] Les officiers de la Marine brésilienne Artur Índio do Brasil e Silva (1856-1933) et Francisco Calheiros da Graça (1849-1906), les seuls visibles dans le graphique ci-dessus seront ainsi nommés.

[5] Les trois statuts de membres en service extraordinaire sont créés par le décret du 14 mars 1890 pour représenter le Service géographique de l’armée, le Service hydrographique de la Marine et le Service du nivellement du Ministère des Travaux publics. À la différence de la place de correspondant, la désignation du membre en service extraordinaire revient aux départements ministériels intéressés.

[6] Se référer au focus de Colette Le Lay : « Traces de la Commune de Paris dans les procès-verbaux et les souvenirs de Simon Newcomb ».