Les procès-verbaux du Bureau des longitudes

John Couch Adams, Charles-Eugène Delaunay et la théorie de la Lune

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Colette Le Lay

(Centre François Viète - Université de Nantes)

Publié le 12/03/2021

John Couch Adams

John Couch Adams. Gravure au poinçon de G.J. Stodart d'après J. E. Mayall, 1886 (Credit: Wellcome Collection). Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Aujourd’hui, la figure du mathématicien et astronome anglais John Couch Adams (1819-1892) est associée aux calculs qu’il effectua parallèlement à ceux de Le Verrier afin de déterminer l’orbite de la planète perturbant Uranus, nommée Neptune après son observation en 1846. Notre focus ne reviendra pas sur cet épisode majeur qui a donné lieu à une abondante littérature. Nous allons nous intéresser à ses travaux ultérieurs sur la théorie de la Lune et les traces qu’on peut en trouver dans les procès-verbaux du Bureau des longitudes et la Connaissance des temps.

Avant d’entrer dans le vif du propos, rappelons que l’établissement de tables de la Lune précises demeure un enjeu fondamental pour toutes les nations maritimes, la méthode des distances lunaires restant dominante pour la détermination des longitudes en mer. 

Dès le 19 octobre 1853, le travail d’Adams sur la parallaxe lunaire est évoqué au Bureau des longitudes et la décision est prise de publier ses tables dans la Connaissance des temps pour 1856.

Le temps passe et ce n’est que le 9 février 1859 que le nom d’Adams apparaît de nouveau. Cette fois, il est lié à celui de Charles-Eugène Delaunay qui concentre lui aussi toutes ses recherches sur une nouvelle théorie de la Lune présentée au Bureau le 19 mai 1858[1]. Les deux savants s’attellent à déterminer l’accélération séculaire du moyen mouvement de la Lune. À l’Académie des sciences dont il est membre depuis 1855, Delaunay présente la concordance des travaux d’Adams (nommé correspondant de l’Académie en 1857) avec les siens propres. Les résultats qu’ils ont obtenus par deux méthodes différentes ébranlent des certitudes acquises depuis Laplace et suscitent le scepticisme voire le rejet de quelques contemporains spécialistes du mouvement de notre satellite : Adams et Delaunay proposent la valeur de 6’’ là où tout le monde s’accordait sur 10’’. Delaunay consacre une longue et passionnante Addition à la Connaissance des temps de 1864 à cette épineuse question[2].

Mémoire sur l'équation séculaire de la Lune

Mémoire sur l'équation séculaire de la Lune, addition à la Connaissance des temps de 1864. (Source : gallica.bnf.fr)

En voici un bref résumé :

C’est Halley qui le premier émet l’hypothèse de cette accélération séculaire, en étudiant des observations d’éclipses rapportées par l’astronome arabe du IXe siècle Albatenius. À sa suite, plusieurs astronomes compilent d’autres observations d’éclipses et aboutissent à des valeurs allant de 6’’ à 10’’. À la fin du XVIIIe siècle, Laplace attribue cette accélération séculaire à la variation de l’excentricité de l’orbite terrestre. Il peut alors la calculer et lui confère une valeur proche de 10’’, introduite dans les tables de Burckhardt publiées dans la Connaissance des temps. L’examen de nouvelles éclipses relatées par les Anciens apparaît comme une vérification de la valeur théorique déterminée par Laplace. Trois grands mécaniciens célestes s’attellent à préciser cette valeur en ajoutant des termes au développement en série de l’accélération de Laplace : Marie-Charles-Théodore Damoiseau de Montfort (1768-1846), membre du Bureau des longitudes, Giovanni Plana (1781-1864), directeur de l’observatoire de Turin, et Peter Andreas Hansen (1795-1874), directeur de l’observatoire de Seeberg (Gotha). Tous les trois sont des spécialistes incontestés de la théorie de la Lune et leurs déterminations oscillent entre 10’’ et 12’’. En 1853, Adams reprend les travaux de Damoiseau et Plana et y décèle une erreur : tous les deux ont pris pour constante l’une des grandeurs intervenant dans la formule, alors qu’elle est variable. En corrigeant cette erreur, il parvient à la valeur de 6’’. Six ans plus tard, Delaunay, par un procédé radicalement différent, confirme la valeur d’Adams. C’est en 1859 que la controverse éclate. Elle est menée par Gustave de Pontécoulant (1795-1874) qui, dans une lettre à l’Académie des sciences lue lors de la séance du 30 mai 1859, considère le travail d’Adams comme une « supercherie analytique » et juge la valeur qu’il fournit « fautive et erronée ». Le procès-verbal du Bureau des longitudes du 8 juin 1859 rend compte de la contestation de Pontécoulant et de la confirmation par Delaunay de la valeur d’Adams. Ce dernier, homme discret peu porté sur les querelles, combat néanmoins les arguments de Pontécoulant et prouve de manière irréfutable, comme le fait Delaunay, que ceux-ci ne tiennent pas à l’examen. Le 5 mars 1860, à l’Académie des sciences, c’est Le Verrier qui présente une Note de Hansen et attaque non pas Adams mais Delaunay. Quelques temps plus tard, le résultat d’Adams est confirmé par Plana, John William Lubbock (1803-1865), membre de la Royal Astronomical Society, et Arthur Cayley (1821-1895), le grand mathématicien anglais. Delaunay en fait état dans le procès-verbal du 20 décembre 1865.

Lors de la séance du 28 février 1866, Delaunay informe ses collègues de la remise de la médaille d’or de la Royal Astronomical Society de Londres à Adams. À cette occasion, il souligne que la dernière résistance qui subsistait, celle de Hansen, a disparu : comme ceux de Plana, ses calculs prenaient pour constante une quantité variable. Le consensus est désormais total dans la communauté savante.

Médaille d’or de la Royal Astronomical Society

Médaille d’or de la Royal Astronomical Society. (Source : Royal Astronomical Society)

Toutefois la question refait surface dans le procès-verbal du 19 mai 1880. Hervé Faye, président, lit une communication de George Biddell Airy (1801-1892), Astronome royal, directeur de l’observatoire de Greenwich dans les Monthly Notices de la Royal Astronomical Society. Ses calculs remettent à l’honneur la valeur de 10’’ mais pour une courte durée puisque, le 16 juin, Hervé Faye fait part de l’amende honorable de Airy : alors qu’il pensait la détermination d’Adams et Delaunay entachée d’erreur, il reconnaît que c’est la sienne qui est défectueuse.

Dans le procès-verbal du 1er août 1883, John Couch Adams, après avoir salué les incontestables progrès dans la connaissance du mouvement de la Lune réalisés par Delaunay, encourage les astronomes à poursuivre son œuvre en allant plus loin dans les développements en série.

Entretemps, en 1870, la Royal Astronomical Society a décerné sa médaille d’or à Delaunay et c’est Adams qui a été chargé du discours de remise. Après avoir retracé, en anglais, l’histoire partagée par les deux hommes de la quête d’une théorie lunaire aussi complète que possible, Adams conclut en français : « Nous sommes heureux de vous voir au milieu de nous à cette occasion, et nous faisons des vœux pour que votre santé et vos forces puissent durer de longues années afin d’enrichir la science de plus en plus du fruit de vos grands talents[3] ». Deux ans plus tard, Delaunay se noie accidentellement en rade de Cherbourg. Il a 56 ans.



[1] Voir mon analyse : https://journals.openedition.org/bibnum/683.

[2] Voir : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6506412v/f557.image.

[3] Une version numérisée des Scientific papers of John Couch Adams est disponible à l’adresse suivante : https://www.biodiversitylibrary.org/bibliography/30285#/summary. La citation est à la page 340.