Une semaine après le statut des juifs, le régime de Vichy édicte, le 11 octobre 1940, une loi sur le travail féminin, supposée lutter contre le chômage masculin, et comportant deux directives importantes :
- Les femmes mariées ne peuvent plus être recrutées dans la fonction publique.
- Les femmes fonctionnaires de plus de 50 ans sont mises à la retraite d’office.
Formulaire complété par le Bureau des longitudes, le 30 avril 1941 (Source : archives du Bureau des longitudes).
Dans les archives du Bureau des longitudes, nous avons trouvé un échange de lettres avec le Secrétariat d’État à l’Éducation nationale et la Jeunesse, datées de février à mai 1941, concernant la mise en place de ces mesures[1]. Le titulaire du portefeuille est alors Jérôme Carcopino (1881-1970), historien de la Rome antique et haut fonctionnaire. Tout en ne remettant pas en cause le bienfondé de la loi, il a perçu les difficultés pratiques auxquelles il serait confronté s’il l’appliquait à la lettre : « les mesures édictées par l’article 8 atteindraient 23 % du personnel féminin dans l’enseignement secondaire, 16 % dans l’enseignement technique et 8 % dans l’enseignement primaire ». Aussi fait-il remarquer qu’il détient le pouvoir d’octroyer des dérogations. Mais il entend encadrer celles-ci en étant fidèle à la devise du nouveau régime « Travail, famille, patrie ». Bénéficieront de sa clémence les mères de 3 enfants et plus et les cheffes de famille ayant des ascendants ou des enfants à charge (courrier du 27 mars 1941). Le 30 avril 1941, le Bureau complète le formulaire correspondant dans lequel figurent les noms de trois calculatrices : Andrée Hervé au titre de veuve cheffe de famille, Madeleine Saint-Paul et Marthe Naudy au titre de femmes de plus de 50 ans.
Dès le 12 mars 1941, le Bureau avait signalé que Madeleine Saint-Paul et Marthe Naudy « sont d’ailleurs chargées l’une et l’autre de calculs spéciaux (satellites de Jupiter) pour lesquels leur service est actuellement nécessaire ».
Une deuxième lettre, datée du 24 mai 1941, précise que les dispositions de la loi du 11 octobre 1940 « ne font pas obstacle au recrutement ou à l’emploi de femmes mariées dont le travail s’exerce de manière discontinue, à proximité de leur domicile, et ne les met pas dans l’impossibilité d’accomplir les travaux du ménage ». Dès le 4 juin 1941, le président du Bureau[2] répond que ses calculatrices remplissent toutes ses conditions puisqu’elles « sont autorisées à faire les calculs qui leur sont confiés à leur domicile ». La mise à la retraite de trois membres du service des calculs mettrait en péril, à coup sûr, l’élaboration et la publication de la Connaissance des temps.
Revenons sur la carrière des trois calculatrices concernées[3].
Rapport annuel sur l’état de l’Observatoire de Paris, 1920 (Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France).
Andrée Renault, veuve Hervé (1892-1956) a été nommée calculatrice stagiaire au Bureau des longitudes en 1923, après son stage à l’Observatoire de Paris où elle était affectée au Bureau international de l’heure. Elle est titularisée en 1925.
Les mentions de Mme Hervé dans les procès-verbaux numérisés[4] concernent l’octroi de congés le 5 janvier 1927 et le 25 janvier 1928. Le formulaire de 1941 renseigné par le Bureau des longitudes stipule que son fils « est âgé de 19 ans et poursuit ses études ». Il semble qu’elle ait obtenue la dérogation puisqu’elle prend sa retraite en 1955.
Le premier procès-verbal concernant Marthe Naudy (1890-1987) est celui du 5 juillet 1922 qui évoque sa nomination temporaire. Elle est titularisée en 1924. C’est à l’observatoire de Toulouse qu’elle avait effectué son stage, de 1916 à 1920. Comme Mme Hervé, Marthe Naudy prend sa retraite en 1955.
Dans le procès-verbal du 29 novembre 1916, Henri Andoyer propose à ses collègues d’engager Madeleine Saint-Paul (1887-1973), qui a fait ses preuves à l’Observatoire au service de la Carte du Ciel, au titre de « calculatrice temporaire, pendant la durée des hostilités ». Dans le procès-verbal du 14 août 1918, elle est citée comme titulaire. Contrairement à Andrée Hervé et Marthe Naudy, Madeleine Saint-Paul est mise à la retraite en 1941, en dépit de la demande de dérogation du Bureau. Elle est réintégrée en 1946 en qualité de calculatrice de 1ère classe et se retire, de son plein gré cette fois, en 1951. En 1946, le Président du Bureau[5] écrit qu’elle « travaille comme auxiliaire depuis sa mise à la retraite anticipée ». Il est donc vraisemblable que Madeleine Saint-Paul ait continué à s’acquitter de ses tâches pendant l’occupation. Une exploration plus approfondie dans les archives nous permettrait de nous en assurer.
Signature de Madeleine Saint-Paul (cliché : Guy Boistel — Source : archives du Bureau des longitudes).
Dans le même ensemble de correspondances, nous avons été surpris par l’abondance des courriers émanant de la tutelle, pour s’assurer que les lois et règlements édictés à Vichy sont bien appliqués par le Bureau des longitudes. À titre d’exemple, citons la loi du 13 août 1940 qui s’attaque aux « associations secrètes ». Tout fonctionnaire ou agent de l’État doit déclarer sur l’honneur ne pas appartenir à une telle société « occulte », « clandestine », s’il veut conserver son emploi. Si elle n’est jamais nommée dans la loi, il est clair que c’est essentiellement la franc-maçonnerie qui est ici visée[6]. À cette demande, comme à toutes celles du même type, le Bureau des longitudes répond en certifiant qu’aucun de ses membres et personnels n’appartient à une quelconque « société secrète » ou ne se prête à des actions à l’encontre du gouvernement.
Autant qu’il nous est permis d’en juger au travers de ces échanges épistolaires, le Bureau des longitudes ne se prête à aucune dénonciation. L’institution préserve la poursuite de ses missions en éludant les tentatives du Secrétariat d’État à l’Éducation nationale de dresser des listes de personnels susceptibles d’être licenciés ou poursuivis. Dans le cas des calculatrices, le Bureau s’attelle à obtenir des dérogations à une application trop stricte de la loi du 11 octobre 1940[7] avec, semble-t-il, un certain succès.
[1] Cette découverte a été opérée dans le cadre de la mission d’inventaires des archives confiée à Guy Boistel par le Bureau des longitudes.
[2] Charles Fabry (1867-1945).
[3] Les informations fournies ici sont issues des notices composées par Guy Boistel dans l’annexe à son ouvrage sur la Connaissance des temps : http://bdl.ahp-numerique.fr/files/original/c6cf9a8cc4c2bd965efbad6bcf0c870b.pdf.
[4] Rappelons que la numérisation concerne la période (1795-1932).
[5] Donatien Cot (1873-1961), ingénieur hydrographe.
[6] Pour en savoir plus sur Vichy et la Franc-maçonnerie, voir par exemple : http://expositions.bnf.fr/franc-maconnerie/arret/03-10.htm.