Les procès-verbaux du Bureau des longitudes

Le Bureau des longitudes et le développement du télégraphe électrique

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Frédéric Soulu

(Centre François Viète - Université de Nantes)

Publié le 29/05/2019

Les membres du Bureau des longitudes montrent un grand intérêt pour le développement d’une nouvelle technique de communication : le télégraphe. Tout au long du 19e siècle, le Bureau s’efforce d’en accompagner le déploiement en France et veille aux avancées des autres nations.

La nouvelle technique, qui émerge au début des années 1840 en Angleterre, est évoquée lors d’une séance du Bureau en 1844. L’année suivante, le mercredi 23 avril 1845, « M. Arago annonce qu'il ne pourra pas assister à la séance, étant occupé aux expériences d'essais du télégraphe électrique. » Il s’agit de la première ligne expérimentale en France, disposée le long de la voie ferrée Paris-Rouen. Arago présente les résultats le 14 mai 1845 à ses confrères : « M. Arago met sous les yeux du Bureau un des appareils exécutés par M. Breguet à l'aide desquels on a fait dimanche dernier les expériences sur le télégraphe électrique. Il explique ensuite comment il imagine que ce mode de communication pourra servir à la détermination précise de la différence de longitude entre les points les plus éloignés du royaume. » En effet, la mesure de la différence de longitude entre deux lieux est réalisée en comparant la différence d’heure locale entre ces lieux. Dès le milieu des années 1850, Alexander Dallas Bache (1806-1867), qui dirige l’US Coast Survey, le service de cartographie de l’armée américaine, a intégré l’usage du télégraphe dans ses pratiques de mesure. Grâce au câble, inutile de transporter des chronomètres entre deux lieux dont on veut mesurer l’écart en longitude : un simple échange de signaux suffit. Cette méthode sera qualifiée d’ « américaine » par les astronomes européens. À partir du milieu du 19e siècle, elle couple les mesures des longitudes et le développement du câble télégraphique.

Les résultats américains sont étudiés par les membres du Bureau comme en témoigne le procès-verbal de la séance du 5 janvier 1848 : « On parle de déterminations de longitudes qui ont été obtenues aux Etats-Unis, à l'aide du télégraphe électrique ». Puis lors de la séance du 31 janvier 1849 :

On s'entretient de l'établissement des télégraphes électriques : il en existe actuellement aux Etats-Unis qui ont mille lieues de long. On s'en est servi pour déterminer les longitudes géographiques. Une expérience suivie de succès a été faite à Folkstone avec un fil sous-marin. M. Breguet décrit le moyen qu'il a employé pour envelopper avec du gutte Perka [sic] les fils conducteurs qu'il place sous terre.

Pose du câble électrique destiné à relier l'Europe à l'Amérique

Illustration 1 - Pose du câble électrique destiné à relier l'Europe à l'Amérique (Source: gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France).

Isoler les câbles conducteurs… C’était un seuil technique à franchir pour rendre les câbles fonctionnels sous l’eau. Cette innovation est due à l’ingénieur Werner Siemens en 1847. Louis Breguet (1804-1883) est, quant à lui, artiste adjoint du Bureau. Comme rapporté dans cet extrait de procès-verbal, il utilise le gutta percha, gomme fabriquée à partir de latex naturel, pour l’isolation des fils télégraphiques. Les fils sont plus résistants et le gutta percha[1] est aussi employé pour le câble qui traverse la Manche, entre Douvres et Calais, posé à partir de 1851 grâce à des capitaux français.

À travers les procès-verbaux, on voit ainsi comment, depuis Paris, les membres suivent les progrès anglais. Par exemple, lors de la séance du 22 novembre 1848, ou encore le 1er juin 1853, où « on parle d'une nouvelle détermination de la différence de longitudes entre Greenwich et Cambridge au moyen du télégraphe électrique par MM. Airy et Challis. » L’établissement des liaisons est un moyen d’accroître le réseau des observatoires reliés par un écart de longitude mesuré précisément et commence à apparaître alors un « planisphère électrique ». Grâce à des systèmes de relais et d’amplification du signal, la méthode permet de déterminer des distances importantes et nécessite aussi un développement des traitements mathématiques. Le Bureau est un acteur de ces changements en mathématiques, techniques de mesure ou déploiement des câbles à travers l’action de François Perrier, d’Antoine Yvon Villarceau, de Maurice Loewy, ou de Pierre Louis Aimé Mathieu par exemple.

Après la Manche, la traversée de la Méditerranée par le câble est tentée en 1855 et, avec elle, le raccordement de la colonie algérienne à la métropole. Le sujet est ainsi souvent discuté au Bureau à l’initiative des officiers de Marine présents :

 M. l'Amiral Mathieu entretient le bureau de la pose du câble électrique entre la Sardaigne et la côte d'Afrique, une lettre de M. De la Marche Ingr Hydrographe employé à ce travail lui a annoncé que l'opération a été commencée le 24 du mois dernier et qu'il a été arrêté que l'extrémité du câble serait portée à Bone et non pas à La Calle. M. Mathieu communique un tracé du fond de la mer entre la Sardaigne et la Sicile. (Séance du 3 8bre 1855)

Ces premières opérations sont infructueuses : rupture de câble pendant la pose ou après quelques semaines d’utilisation. On s’attaque alors à la liaison de Marseille à Alger (séance du 8 octobre 1856), puis de Carthagène, en Espagne, à Oran (séances du 17 décembre 1856 et du 21 janvier 1857), mais sans plus de succès… La première liaison transatlantique, entre l'Irlande et Terre-Neuve, est tentée en 1857 et le Bureau suit la pose grâce à l'ingénieur hydrographe De la Marche qui prend place à bord du Niagara (séance du 5 août 1857) [illustration 1]. Là encore, plusieurs essais seront nécessaires et la liaison n’est fonctionnelle qu’à partir de 1866. En 1874, l’Amiral Mouchez évoque la possibilité qu'offre le nouveau câble entre le Brésil et le Portugal de déterminer la longitude de Rio de Janeiro. Le Bureau décide d'une démarche auprès de l'Empereur du Brésil (séance du 8 juillet 1874).

Tableau de comparaison des unités en mesures électromagnétiques

Illustration 2 - Tableau de comparaison des unités en mesures électromagnétiques (Source: gallica.bnf.fr / Observatoire de Paris).

Si la mesure des longitudes est au cœur des préoccupations du Bureau, celui-ci s’impose aussi comme un interlocuteur institutionnel de l’administration des télégraphes, comme l’indique la séance du 15 octobre 1851 : « M. le président entretient le Bureau d'une visite qu'il a reçue de M. l'administrateur des télégraphes et présente de sa part un projet de règlement dont il est donné lecture ».

C’est une période intense d’essais et d’échanges sur cette nouvelle technologie que les membres du Bureau étudient dans ces nombreuses dimensions. On compare les dispositifs émetteurs et récepteurs :

Il est question du télégraphe à aiguille de M. Breguet et des télégraphes électriques usités en Angleterre et en Amérique. M. Arago expose un procédé employé aux Etats-Unis dans lequel on fait usage d'un papier qui se trouve en contact avec le courant, et qui se colore en bleu au moment où le courant arrive. (Séance du 24 septembre 1851)

Des morceaux de câbles sont étudiés en séance, comme le 10 juin 1857 lorsque l’Amiral Mathieu présente à ses collègues un exemplaire de celui qui doit traverser l’Atlantique. Les dégâts causés par le foudroiement sont observés et Bréguet tente d’y apporter des solutions (séance du 27 juillet 1853). Enfin, des mesures de la vitesse du déplacement du signal dans le câble sont rapportés dans la séance du 13 novembre 1878. Ces nouveaux savoirs conduisent le Bureau à introduire dans l’Annuaire une table des valeurs électriques [illustration 2]. Le principe en est acquis lors de la séance du 28 mai 1879 dans laquelle Bréguet évoque « le poids nouveau de l'électricité dans le monde ».

Au tournant du siècle cependant, les membres du Bureau s’intéressent à une nouvelle technique, concurrente du fil télégraphique. Elle commence à occuper les conversations : c’est la T.S.F. (télégraphie sans fil)[2] !

M. Bouquet de la Grye rappelle qu'il est question de relier entre elles nos possessions africaines par un câble sous-marin. Il pense qu'étant donné les progrès de la télégraphie sans fil, il serait plus rationnel d'établir quelques postes <de télégraphe> relais entre l'Algérie et le Soudan. (Séance du 3 juillet 1901)

 


[1] Science Museum Group, “Portion of first gutta percha insulated wire laid in London, 1848-1849.” 1923-243. Science Museum Group Collection Online. Accessed 7 March 2019. https://collection.sciencemuseum.org.uk/objects/co33734.

[2] Sur le Bureau des longitudes et la T.S.F. voir Michael Kershaw dans le focus « Longitude by Wireless ». 

 

Bibliographie 

Cahen, Louis. « La télégraphie électrique des origines au début du XXe siècle. » Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, vol. 1, no 2, 1947, p. 131-61. Crossref, doi:10.3406/rhs.1947.2608.

Galison, Peter Louis, et Bella Arman. L’empire du temps: les horloges d’Einstein et les cartes de Poincaré. R. Laffont, 2005.

Lacroix, Annick. Une histoire sociale et spatiale de l’État dans l’Algérie colonisée. L’administration des Postes, Télégraphes et Téléphones du milieu du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale. ENS Cachan, 2014.