Les procès-verbaux du Bureau des longitudes

Lorsque Guillaume Libri préparait ses vols dans les collections de la bibliothèque de l’Observatoire

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Colette Le Lay

(Centre François Viète - Université de Nantes)

Publié le 08/02/2021

Les pillages systématiques par l’académicien des sciences Guillaume Libri (1803-1869) dans les collections patrimoniales des bibliothèques qu’il était chargé d’inspecter sont bien connus. Résumons brièvement l’affaire pour situer le contexte de notre focus. Italien de naissance, Guglielmo Libri s’exile en France et obtient la naturalisation en 1833. Ses travaux mathématiques lui apportent la reconnaissance du monde savant, de solides amitiés, et de nombreuses positions institutionnelles. Des soupçons commencent à peser sur lui à partir de 1846 pour des vols à grande échelle dans les bibliothèques publiques. Son arrestation devenant imminente, il s’enfuit à Londres en 1848 en emportant 18 malles pleines de manuscrits et de livres rares qu’il vend à de riches collectionneurs. Condamné par contumace en 1850, il conserve quelques défenseurs dont Prosper Mérimée. Dans les années 1880, sa culpabilité, déjà bien établie, est prouvée de manière irréfutable et la France poursuit ses démarches pour récupérer une partie du butin.

Mais revenons aux années fastes où Guillaume Libri jouit de la considération de ses confrères. Le 16 novembre 1836, il écrit à « Monsieur le Directeur de l’Observatoire de Paris ». La missive est conservée dans le fonds de correspondance du Bureau des longitudes sous la cote X5(L14). En effet, à cette date, l’Observatoire et sa bibliothèque sont toujours sous la tutelle du Bureau. L’Observatoire n’a pas véritablement de directeur mais François Arago en assume la charge de « directeur des observations ». C’est donc vraisemblablement à lui que le courrier est adressé.

« Monsieur,

La bibliothèque de l’Observatoire contient des manuscrits qui sont fort importans pour l’histoire des sciences, et que, grace à votre obligeance, j’ai pu déjà consulter. Maintenant je désirerais beaucoup faire un examen approfondi de ces manuscrits, pour en extraire tout ce qui pourrait trouver place dans l’ouvrage historique que je fais réimprimer dans ce moment. Mais il me serait bien difficile de faire ces recherches et extraits à la bibliothèque de l’Observatoire ; je vous prierais donc, Monsieur, de vouloir bien me permettre d’emprunter successivement quelques uns de ces manuscrits, que je conserverais avec le plus grand soin, et que je ne garderais que le temps strictement nécessaire pour les étudier. La correspondance d’Hevelius et les lettres des missionnaires sont les collections que je désirerais le plus consulter. Il me suffirait d’en pouvoir emprunter deux ou trois volumes à la fois que j’échangerais contre d’autres volumes à mesure que j’avancerais dans mon travail. En m’accordant cette faveur, Monsieur, vous contribuerez à rendre moins imparfait mon ouvrage, qui (par la communication de ces correspondances) s’enrichira sans aucun doute d’un grand nombre de faits intéressants. Je vous prie, Monsieur, d’agréer l’hommage de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur. G. Libri »

Libri obtient l’autorisation, emporte chez lui les précieux documents et ne se fait pas faute d’en « extraire » tout ce qui l’intéresse, pour reprendre ses propres termes.

Cinq procès-verbaux du Bureau des longitudes évoquent le personnage. La première occurrence porte la même date que la demande de prêt. En effet, le 16 novembre 1836, on lit : « M. Libri écrit au Bureau pour demander l’autorisation d’emprunter successivement les manuscrits qui contiennent la correspondance d’Hévélius et les lettres des missionnaires. M. Daussy est autorisé à confier ces volumes à M. Libri. »

Dix ans plus tard, des lettres anonymes engendrent l’ouverture d’une procédure de la part du procureur du Roi Félix Boucly. Depuis son exil londonien, pour sa défense, Guillaume Libri prétend avoir acquis bon nombre de ces pièces dans une vente à la sauvette des biens de Michel Lefrançois de Lalande, entré au Bureau des longitudes en 1807 et décédé en 1839 : « Je parle ici de la vente de M. de Lalande, l’astronome, (neveu de Jérome Lalande) qui fut faite un matin à la hâte dans la Rue de Condé, sans catalogue et seulement d’après une notice, imprimée sur une feuille volante. J’eus à cette vente, dans des lots, pour une quarantaine de francs les deux volumes si rares de la Machina Cœlestis d’Hevelius ; et pour quelques sous des recueils précieux, imprimés et manuscrits, qui avaient appartenu à Jérome Lalande et qui provenaient de l’ancienne Académie de Sciences et de l’Observatoire » (Extrait de « Réponse de M. Libri au rapport de M. Boucly, Moniteur universel, 19 mars   », note 5 p. 93).

Mais ce récit ne convainc pas les juges qui composent aisément un dossier à charge en consultant les inventaires des bibliothèques et en y trouvant les traces des passages de Libri. Ainsi, lors de la séance du Bureau du 30 octobre 1850, Arago annonce qu’il a fait dépouiller les procès-verbaux et mit au jour celui du 16 novembre 1836 qui atteste de l’emprunt.

Le 2 janvier 1851, « M. Arago annonce qu’on a découvert récemment la perte de 19 lettres de Kepler appartenant à la bibliothèque de l’Observatoire. Ces lettres, achetées à l’une des ventes de M. Libri, sont à ce qu’il paraît entre les mains de lord Ashburnam[1].
Le Bureau s’entretient des démarches qu’il conviendrait de faire pour les réclamer. »

Fort des témoignages de tous les responsables d’institutions spoliées, l’archiviste Ludovic Lalanne donne le catalogue des pièces dérobées dans un article intitulé « Affaire Libri. Réponse à M. Mérimée dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1852 ». Voici ce qui nous concerne :

Pièces dérobées par Libri à la bibliothèque de l’Observatoire de Paris

Pièces dérobées par Libri à la bibliothèque de l’Observatoire de Paris. Extrait de « Affaire Libri. Réponse à M. Mérimée », p. 28 (Source : Google Books).

Deux décennies s’écoulent ensuite avant que le nom de Libri ne réapparaisse dans les procès-verbaux. À l’Observatoire séparé du Bureau en 1854, la bibliothèque partagée devient un enjeu majeur de conflit avec l’omnipotent directeur Urbain Le Verrier qui ne se soucie guère de la conservation du patrimoine[2]. Au contraire de son successeur Charles-Eugène Delaunay qui remet de l’ordre dans les fonds négligés dès son arrivée en 1870. Dans le procès-verbal du 6 décembre 1871, « M. Delaunay communique une lettre du Directeur de la Bibliothèque nationale, par laquelle on informe l’Observatoire que des livres et manuscrits détournés par le Sieur Libri et attribués à notre Bibliothèque, sont mis à la disposition du Directeur de l’Observatoire, moyennant vérification. Ces objets sont les suivants :
1° observations d’Hévélius, 3 volumes in folio écrits de la main de ce savant.
2° Catalogue librorum Hévélii, , 1 volume in folio également autographe.
3° Commentaire de G. M. Bose : In hypothesin soni Peraultianam 1734 in 4°
4° Observations made in Savoye… London 1777 in 4°.
5° Une liasse de 17 pièces ou lettres autographes provenant des papiers de Maraldi, Cassini, etc.
6° Une liasse de 88 lettres autographes et autres pièces arrachées à divers volumes de la correspondance d’Hévélius. »

Une semaine plus tard, le 13 décembre 1871, d’autres restitutions suivent : « M. Delaunay présente le Catalogue de la société royale de Londres (trois volumes in 4°) ; le même membre présente encore les livres et manuscrits appartenant à la Bibliothèque, que le sieur Libri s’était appropriés et qui sont restitués au Bureau par les soins de l’administration de la Bibliothèque nationale. »

Si une partie des documents dérobés ont été recouvrés par la bibliothèque de l’Observatoire, d’autres sont toujours dispersés de par le monde dans des collections privées ou publiques[3]. Ils refont parfois surface lors de ventes et l’Observatoire ne manque pas de s’en porter acquéreur.



[1] Lord Bertram Ashburnham (1797-1878) fut l’un des principaux acheteurs anglais de Libri, ignorant tout de la provenance des pièces.

[2] Pour plus d’information, voir : https://www.obspm.fr/histoire-de-la-bibliotheque.html.

[3] Irène Passeron a retrouvé, dans le fonds David Eugène Smith de la Columbia University Library, l’original d’un rapport d’Arago et Prony sur un instrument de Rochon, dont il est fait état dans le procès-verbal du 8 septembre 1813. Le mathématicien américain D. E. Smith (1860-1944) était aussi un grand collectionneur de manuscrits. La liste impressionnante de ses acquisitions laisse peu de doute sur des connexions avec les vols de Libri, peut-être par des ventes des fonds de Lord Ashburnham. Des écrits de nombreux membres du Bureau des longitudes figurent dans le fonds.