Les procès-verbaux du Bureau des longitudes

Catherine Wolfe Bruce, mécène américaine de l’astronomie

Accueil > Focus > Instruments > Catherine Wolfe Bruce, mécène américaine de l’astronomie

Colette Le Lay

(Centre François Viète - Université de Nantes)

Publié le 21/01/2020

Illustration de Roux pour le roman de Jules Verne Sans dessus dessous

Illustration de George Roux pour le roman de Jules Verne Sans dessus dessous (collection du Musée Jules Verne de Nantes, cliché : Frank Pellois).

Dans le roman Sans dessus dessous (1889) paru une vingtaine d’années après De la Terre à la Lune (1865) et Autour de la Lune (1869), Jules Verne expose le projet terrifiant des artilleurs du Gun Club de Baltimore qui décident de déplacer l’axe de la Terre pour supprimer les saisons et exploiter les houillères du pôle. Pour mener à bien leur sinistre dessein, ils ont besoin d’argent. Leur première mécène est Evangélina Scorbitt, richissime Américaine qui consacre une part significative de sa fortune aux menées du mathématicien J.-T. Maston car, devant les savants, elle se sent attirée « proportionnellement aux masses et en raison inverse du carré des distances ». Et J.-T. Maston est « assez corpulent »… Où l’on voit que Jules Verne ne manque pas d’humour. D’autant que, dans le premier chapitre du roman, Maston déroule un argumentaire tendant à prouver à Mistress Scorbitt que les mathématiques ne sont pas faites pour les femmes.

La fiction rencontre la réalité car, en 1889 justement, la philanthrope américaine Catherine Wolfe Bruce (1816-1900) décide de financer l’astronomie. Environ 200 000 dollars de l’immense fortune léguée par son père sont attribués à des observatoires (Harvard, Yerkes, Heidelberg, etc.) dans le but d’acquérir des instruments performants, ainsi qu’à des astronomes pour des recherches spécifiques, notamment dans le domaine de la photographie. Ayant reçu une brillante éducation et pratiquant plusieurs langues, Miss Bruce voyage et correspond avec des artistes, hommes de lettres et savants. Il semble que sa volonté tardive de sponsoriser l’astronomie soit née de la lecture d’un article de Simon Newcomb (1835-1909) qu’elle perçoit comme un défi : Newcomb y défend l’idée que la plupart des découvertes en astronomie ont déjà été réalisées. Elle ne lui en tient pas rigueur et engage avec lui des échanges cordiaux. 

Le nom de Miss Bruce est mentionné deux fois dans les procès-verbaux du Bureau des longitudes.

Le 17 juillet 1889, « M. l'Amiral Mouchez dit qu'aux Etats-Unis, Mademoiselle Bruce a donné 250 000f pour faire construire une lunette photographique à quatre verres, de 0m,60 d'ouverture, avec laquelle on aurait un champ de 5 degrés de côté. » La talentueuse vulgarisatrice Dava Sobel décrit les tribulations dans la construction de cette lunette au chapitre intitulé « Miss Bruce’s largesse » de son livre The Glass Universe [1]. Le fabricant français Edouard Mantois, à qui ont été commandés les quatre verres, n’en a pas débuté l’élaboration deux ans plus tard ! Dans l’attente, Catherine Bruce incite Edward Pickering (1846-1919) à lancer dans tous les observatoires sa proposition de support financier. Le Bureau s’en fait l’écho le 23 juillet 1890, en mentionnant Miss Bruce une deuxième fois : « M. Mouchez dit qu'il a reçu une lettre de M. Pickering lui annonçant que Miss Bruce vient de mettre une somme de 30 000f à la disposition des astronomes qui auraient des travaux importants à exécuter en 1890. M. Mouchez pense qu'une partie de cette somme pourrait être accordée à M. Kapteyn pour la construction d'un instrument des passages destiné aux mesures de la Carte du Ciel ; il a écrit à M. Pickering dans ce sens. » Pickering reçoit près d’une centaine de réponses et Catherine Bruce se désole d’avoir suscité de la frustration chez les candidats non retenus, ce qui l’incite à renouveler l’opération.

Bruce Medal

La Bruce Medal, une récompense décernée par l'Astronomical Society of the Pacific depuis 1898.

En 1898, Catherine Wolfe Bruce crée la Bruce Medal qui récompense une vie consacrée à l’astronomie. Elle est attribuée par l’Astronomical Society of the Pacific (San Francisco) après consultation de six observatoires dont trois américains (à l’origine, Greenwich, Paris, Berlin, Yerkes, Lick et Harvard). Très naturellement, la première médaille couronne l’œuvre de Simon Newcomb. Trois membres du Bureau des longitudes ont été jugés dignes de la distinction : Henri Poincaré (1854-1912) en 1911, Henri Deslandres (1853-1948) en 1921, et Benjamin Baillaud (1848-1934) en 1923. Les discours de présentation de chacun des récipiendaires sont disponibles à l’adresse suivante : http://www.phys-astro.sonoma.edu/BruceMedalists/

Dans le procès-verbal du 23 novembre 1927, Henri Deslandres informe ses collègues que son avis a été sollicité et qu’il a proposé Maurice Hamy (1861-1936) et Pierre Puiseux (1855-1928). Aucun des deux noms ne sera retenu. Remarquons qu’il faut attendre 1982 pour trouver une femme lauréate (Margaret Burbidge).

Un cratère lunaire porte le nom de Catherine Wolfe Bruce. Et l’astronome allemand Max Wolf (1863-1932), qui avait bénéficié d’une aide financière considérable pour le double astrographe de Heidelberg, baptisa son premier astéroïde Brucia pour rendre hommage à sa généreuse donatrice (1891).

Mais revenons à Evangélina Scorbitt, l’héroïne du roman de Jules Verne. L’écrivain nantais puise fréquemment son inspiration dans les revues de vulgarisation dont il est un fervent lecteur. Catherine Wolfe Bruce n’a pas pu lui servir de modèle puisqu’elle ne devient mécène de l’astronomie qu’en 1889, année de publication du roman Sans dessus dessous. Dans The Glass Universe, Dava Sobel rend hommage à Anna Draper (1839-1914), l’épouse de l’astronome amateur américain Henry Draper (1837-1882), dont le Bureau reçoit les catalogues stellaires. A la mort de son mari, elle fait don à Pickering de ses plaques photographiques, d’une partie de ses instruments et d’une somme d’argent substantielle pour mener à terme l’œuvre entreprise.

Jules Verne s’est-il inspiré de ce personnage réel ou Evangélina Scorbitt est-elle un pur fruit de son imagination ? Mystère !



[1] Londres, 4th Estate, 2016. L’ouvrage comporte en outre un superbe cahier de photos des femmes qui s’illustrèrent au bureau des calculs de l’observatoire de Harvard, sous la direction d’Edward Pickering.