Les procès-verbaux du Bureau des longitudes

Un constructeur mystérieux

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Françoise Le Guet Tully

(Observatoire de la Côte d'Azur)

Frédéric Soulu

(Centre François Viète - Université de Nantes)

Publié le 13/12/2019

Le 3 août 1814, le Bureau des longitudes se réunit à l’Observatoire de Paris. Le procès-verbal mentionne que :

« On examine un cercle de réflexion présenté par un jeune artiste élève de l'école de Châlons. On n'a pas encore eu le temps de le soumettre à des épreuves régulières, mais la division paraît très belle et très fine. » (« Séance du 3 août 1814 », 1814-08-03, Les procès-verbaux du Bureau des longitudes, consulté le 27 juillet 2019, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/1175)

Qui se cache derrière ce « jeune artiste » anonyme dont le cercle de réflexion présente une division « très belle et très fine » ? Ce passage du procès-verbal pourrait bien constituer la trace de la première présentation au Bureau des longitudes d’un instrument du constructeur que l’historien des sciences Jim Bennett considère comme l’un des plus importants du 19e siècle (Bennett, 1987), et que l’historien des techniques Paolo Brenni (1993, p. 11) désigne comme « certainement un des artisans français le plus habile et célèbre de la première moitié du 19e siècle » : Henri-Prudence Gambey (1787-1847) [figure 1].

Portrait de Henri-Prudence Gambey

Figure 1 - Portrait de Henri-Prudence Gambey. Dessin au crayon par E. Dargent (extrait de Durrant-Soyer, 1972).

Une présence accrue des artistes constructeurs d’instruments au Bureau

Le 4 novembre 1813, Noël-Simon Caroché (1740-1813), opticien et membre du Bureau des longitudes depuis sa fondation - avec le rang d’artiste-adjoint, puis avec celui d’artiste - décède à Paris. Les membres du Bureau décident alors de remplacer l’unique place d’artiste par trois places d’artistes-adjoints : un mécanicien, un horloger et un opticien. Au cours de l’année 1814 les constructeurs les plus en vue à Paris avancent leur candidature et la motivent parfois par la présentation d’un instrument : l’horloger Breguet le 18 mai, Ponnet le 29 juin, l’opticien Lerebours le 13 juillet. L’élection en novembre des trois nouveaux membres consacre de fait l’ancienne génération des constructeurs d’instruments, ceux que le Bureau des longitudes fréquente de longue date. Lenoir, 70 ans, est élu artiste adjoint mécanicien, Breguet, 67 ans, artiste adjoint horloger et Lerebours, 53 ans, artiste adjoint opticien (« Séance du 30 nov. 1814 », 1814-11-30, Les procès-verbaux du Bureau des longitudes, consulté le 27 juillet 2019, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/1192). L’heure n’est pas venue pour le « jeune artiste élève de l'école de Châlons » présenté par le jeune astronome François Arago (1786-1853) le 3 août de siéger au Bureau des longitudes. Tout du moins, pas encore.

Années de formation du jeune aubois Henri-Prudence Gambey

Né à Troyes dans une famille d’horlogers le 8 octobre 1787, le jeune Gambey apprend le métier de mécanicien-horloger dans l’atelier qu’a ouvert son père à Vitry-le-François. En 1807, à l’âge de 20 ans, il est envoyé à Paris afin de poursuivre sa formation dans les ateliers de Jean Baptiste Pierre François Férat (1761-1839), constructeur d’instruments de précision qui a travaillé avec Jean-Charles Borda (1733-1799). Contraint de quitter Férat, en faillite, Gambey rejoint les ateliers de l’un des plus importants artistes parisiens, Étienne Lenoir (1744-1832), célèbre constructeur des cercles de réflexion de Borda. Lenoir est de longue date un constructeur apprécié par les savants du Bureau des longitudes avec lesquels il a conçu l’essentiel des instruments ayant servi à la définition du système métrique dans les années qui suivirent la Révolution française. Gambey reste cependant peu de temps chez Lenoir car Férat l’invite à le rejoindre à Châlons, où l'École des arts et métiers, refondée par l’empereur Napoléon Ier pour stimuler l’industrie française, a été déplacée en 1806.

Les machines à diviser de Gambey

Engagé comme chef d’atelier à l’école de Châlons, Gambey y fabrique notamment une machine à diviser, rouage premier d’un atelier de production d’instruments scientifiques sur lequel repose la réputation de tout constructeur. Mise au point en Angleterre, la machine à diviser sert à partager et à graver les cercles gradués. C’est une machine essentielle en ce début de 19e siècle où une grande partie du marché des instruments est orientée vers la mesure d’angles : en mer, sur terre, et dans les cieux. Selon l’historien des techniques Maurice Daumas (1996, p. 241), la machine à diviser « ouvrit la voie à la petite industrie de précision, dont l’importance devait se révéler si grande pour le développement des techniques industrielles modernes à partir de la fin du 19e siècle ».

Dans cette même ville de Châlons, Gambey épouse Jeanne Marguerite Augustine Legrand (1788-1856), fille d’un marchand de fer. Peu de temps après, il quitte l’École impériale et Châlons. En effet, en 1809, à la suite du décès de son père, Gambey utilise son héritage pour créer un atelier à Paris. C’est

 pour son compte cette fois-ci qu’au 52 faubourg Saint-Denis il réalise une nouvelle machine à diviser. L’ingénieux procédé qu’il a inventé lui permet de graduer la circonférence des cercles métalliques sans avoir à les centrer sur la plateforme de la machine. D’où un important gain de temps... et une réalisation parfaite. Son dispositif restera secret jusqu’à ce que, après sa mort, sa machine soit démontée et analysée (Anonyme, 1848, p. 602). [figure 2]

Machine à diviser le cercle

Figure 2 - Photographie d'une machine à diviser le cercle (19e-début 20e siècle), parue dans un catalogue du Musée des arts et métiers du CNAM (numéro d'inventaire : 08323-0002-).

De sous-traitant à « jeune artiste » anonyme

Dans une des rares biographies consacrées à Gambey, René Durrant-Soyer et Jean Darbot reprennent une anecdote rapportée par le conservateur de la bibliothèque municipale de Troyes, Emile Socard (1818-1889) (Socard, 1882). Gambey avait vendu un instrument à un collègue opticien et souhaitait se faire régler. L’opticien demanda un délai car lui-même n’avait pas été payé par le Bureau des longitudes auquel il avait revendu l’instrument de Gambey. Ces pratiques de sous-traitance étaient courantes aux 18e et 19e siècles. Les ateliers en vue demandaient à des ateliers plus petits de réaliser tout ou partie de leur production. L’atelier contractant apposait même parfois sa signature sur ces objets sous-traités (Brenni, 2016).

Les comptes du Bureau des longitudes pour les années 1813 à 1815 ne conservent la trace que de cinq fournisseurs : Abraham-Louis Breguet (1747-1823), Jean Nicolas Fortin (1750-1831), Étienne Lenoir (1744-1832), la famille Lepaute, Noël Jean Lerebours (1761-1840). Seul ce dernier fournit au Bureau des instruments d’optique et pourrait donc avoir été le contractant de Gambey. Selon Socard, Madame Gambey, outrée, serait allée trouver Arago pour lui demander « quelques explications au sujet des instruments exécutés par son mari et livrés par un intermédiaire au Bureau » (Durrant-Soyer, 1972, p. 188). Cette démarche aurait attiré l’attention du déjà célèbre astronome sur l’artiste d’un an son cadet et elle l’aurait incité à présenter lui-même au Bureau le 3 août 1814 son cercle de réflexion à « la division très belle et très fine ».

De l’anonymat à la renommée internationale

La production de Gambey pour le Bureau sort de l’anonymat trois ans plus tard. La première mention explicite se trouve dans le procès-verbal du 6 août 1817 : « M. Gambey présente un cercle répétiteur de sa composition. MM. Arago, Mathieu et Lenoir examineront cet instrument et en feront leur rapport. » Quelques mois plus tard, le 4 mars 1818, un autre instrument géodésique est présenté par l’artiste, à nouveau par l’entremise d’Arago : « M. Arago présente un nouveau cercle de M. Gambaie [Gambey] qui a tâché de lui donner les avantages des cercles à niveau mobile ou à niveau fixe. Il a donné plus d'ouve[rture] à la vis de rappel du tambour. » Enfin, cette même année, le Bureau discute de travaux du Dépôt de la Guerre concernant la cartographie de la France pour lesquels un instrument de Gambey est utilisé (« Séance du 26 », 1818-08-26, Les procès-verbaux du Bureau des longitudes, consulté le 29 octobre 2019, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/1386). Ce sont ces premiers instruments géodésiques que le jury de l’« Exposition des produits de l’industrie française » de 1819 remarque et gratifie de l’une des dix médailles d’or de l’ensemble de l’exposition. Gambey, à 32 ans, partage cette précieuse récompense avec son ainé Fortin, âgé de 69 ans. Le jury écrit : « M. Gambey, quoique très-jeune, est déjà un artiste du premier ordre » (Costaz, 1819, p. 257). Le jury est présidé par le duc de la Rochefoucauld (1748-1827) et compte Arago parmi ses membres. Ce prix n’est que le premier d’une longue liste que Gambey recevra tout au long de sa carrière. Une lunette équatoriale (1823), une lunette méridienne (1834), et un cercle méridien (1843) lui seront commandés par le Bureau des longitudes pour équiper l’Observatoire de Paris. Ces réalisations et récompenses lui ont ouvert le marché international des instruments de précision et son nom devient le fer de lance de l’industrie française des instruments de précision dans le monde : « With Edward Troughton (1756-1835) in England and Georg Reichenbach (1772-1826) in Bavaria, Gambey can be considered a master of the delicate and sophisticated art of circle dividing » écrit Brenni (1993, p. 12).

Consécration de Gambey par les savants parisiens

Gambey n’a que 44 ans lorsqu’en 1831 il entre au Bureau des longitudes, en remplacement de Fortin. Six ans plus tard le grand artiste mécanicien est élu à l’Académie des sciences en remplacement de Claude-Pierre Molard (1759-1837), premier directeur du Conservatoire des arts et métiers. Preuve s’il en fallait de l’immense habileté de ce constructeur d’instruments de précision aubois.

 

Bibliographie

Anonyme. « Extrait des procès-verbaux des séances du conseil d’administration de la Société d’encouragement ». Bulletin de la Société d’encouragement pour l’Industrie nationale, vol. 47, 1848.

Bennett, Jim A. The divided circle: a history of instruments for astronomy, navigation, and surveying. Phaidon, Christie’s, 1987.

Brenni, Paolo. « 19th Century French Scientific Instrument Makers I: H-P Gambey ». Bulletin of the Scientific Instrument Society, vol. 38, 1993.

---. « La production française d’instruments de la physique au XIXe siècle. Evolution, constructeurs, fabrication, commerce. », in Francis Gires (dir.), Encyclopédie des instruments de l’enseignement de la physique du XVIIIe au milieu du XXe siècle, ASEISTE, 2016, p. 148‑49.

Costaz, Louis. Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française. Imprimerie royale, 1819. BnF (consultée le 12 novembre 2019), [en ligne] http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k85765b

Daumas, Maurice. Histoire générale des techniques 3. L’expansion du machinisme: 1725 - 1860. "Quadrige", Presses Universitaires de France, 1996 (1ère éd. 1968).

Durrant-Soyer, René. « Biographie de Henry-Prudence Gambey ». Mémoires de la société académique d’agriculture, des sciences, arts et lettres du département de l’Aube, vol. 106, Les Imprimeries Paton, 1972.

Socard, Émile. Biographie des personnages de Troyes et du département de l’Aube. Troyes, L. Lacroix, 1882. Internet Archive (consultée le 12 novembre 2019), [en ligne] http://archive.org/details/bub_gb_BwEbAAAAYAAJ.