Les procès-verbaux du Bureau des longitudes

La disparition de Joseph-Nicolas Nicollet, astronome adjoint

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Matthias Jullien

Publié le 27/01/2023

Joseph-Nicolas Nicollet (1786-1843), astronome adjoint au Bureau des longitudes a l’amer privilège d’avoir été le seul membre du Bureau pour lequel l’article 6 du règlement a été appliqué : il a été démis de ses fonctions[1].

Portrait de J.-N. Nicollet

Figure 1 : Portrait de J.-N. Nicollet (date inconnue) ; source : Collections of the Minnesota Historical Society, Volume 7 1893.

Une carrière discrète au Bureau des longitudes

Nicollet (voir Fig. n°1) vient d’une modeste famille savoyarde mais son talent pour les mathématiques lui permet de faire des études à Chambéry puis d’intégrer en 1810 l’École normale nouvellement remise en route. Il devient professeur de mathématiques au collège Louis-le-Grand et intègre en parallèle l’Observatoire de Paris. Son nom apparait pour la première fois dans la séance du 26 août 1812 où il est question de la détermination des éléments orbitaux d’une comète. Satisfait de son travail en tant que calculateur, le Bureau le prépare à l’observation et lui accorde quelques années plus tard un logement à l’Observatoire (séance du 3 mai 1815) ; il est ensuite élu secrétaire assistant (séance du 9 juillet 1817), puis astronome adjoint (séance du 8 janvier 1823). Décoré de la Légion d’honneur en 1825, mais échouant à être élu à l’Académie des sciences, la carrière de Nicollet se fait dans l’ombre de Laplace (réputé comme étant son protecteur) et d’Arago (réputé comme étant son ennemi).

Mentions de Nicollet

Figure 2 : Mentions de Nicollet dans les PVs du Bureau des longitudes, par année et par thématique ; Crédits : Jullien Matthias.

Au Bureau de longitudes, Nicollet se consacre principalement à l’étude des comètes (il obtiendra en 1821 un prix Lalande pour cela), mais aussi à des travaux géodésiques (il participe dans les années 1822 et 1823 avec le Dépôt de la guerre à des mesures le long du 45e parallèle) et à des études démographiques pour l’Annuaire du Bureau des longitudes (voir Fig. n°2). Ce dernier sujet ne lui est pas inconnu puisqu’il travaille aussi dans des compagnies d’assurance. Au moment de la Restauration, les assurances-vie se mettent peu à peu en place et Nicollet écrit sur le sujet[2] puis participe activement aux premiers travaux d’actuariat français notamment au sein de la Compagnie générale d’assurance sur la vie des Hommes[3].

Fuite, destitution, disgrâce

État des traitements des membres

Figure 3 : État des traitements des membres composant le Bureau des longitudes et de ses employés pour le mois de décembre 1831 ; le ligne correspondant à Nicollet est vide ; source : Archives nationales (France) référence (F/17/3705).

C’est ainsi que Nicollet met un pied dans la finance. Il aurait alors beaucoup investi en bourse, mais aurait, à la suite de la révolution de 1830, beaucoup perdu. Ruiné, ayant peut-être entrainé dans sa chute des collègues de l’Observatoire, Nicollet quitte soudainement le pays : à l’occasion d’un déplacement à Brest, où il se rend en tant qu’examinateur pour les écoles de la Marine, Nicollet s’embarque discrètement pour les États-Unis d’Amérique.

Ce départ est une surprise pour le Bureau (voir Fig. n°3) : « une commission de trois membres qui prendrait connaissance de la situation actuelle de M. Nicollet » est nommée (séance du 30 novembre 1831). Dès la semaine suivante des mesures sont prises et le Bureau « décide ensuite à l'unanimité qu'il sera écrit au ministre du Commerce pour demander, conformément à la loi, que M. Nicollet soit rayé de la liste des adjoints. » (séance du 7 décembre 1831).

La sanction est immédiate, la loi du 20 septembre 1795, prévoyant en effet que : « Si le Bureau juge à l'unanimité qu'un adjoint doive être destitué, il adressera son avis motivé au Directoire exécutif qui se prononcera ».

Le mois de décembre 1831 sera largement occupé par cette honteuse « affaire ». Ainsi, lors de la séance du 14 décembre 1831 : « On donne lecture du projet de lettre destinée à transmettre au ministre du Commerce la décision prise par le Bureau dans la dernière séance relativement à M. Nicollet, et les graves motifs de cette décision ».

Le 21 décembre :

« Le ministre de la Marine demande au Bureau de vouloir bien lui transmettre les renseignements qui sont à sa connaissance concernant la position actuelle de M. Nicollet. Le secrétaire répondra que M. Nicollet est parti pour l'Amérique sans en avoir eu l'autorisation et qu'on s'est vu par d'autres motifs dans la pénible nécessité d'inviter le ministre à le faire destituer., M. Bouvard présente pour être déposée dans les archives la lettre que M. Nicollet a écrite du Havre au moment de s'embarquer pour l'Amérique ».

Le couperet tombe définitivement le 18 janvier 1832 : « Le ministre du Commerce envoie une copie de la décision royale qui approuve la destitution de M. Nicollet ».

Malheureusement, nous n’avons pas trouvé trace dans les archives de la lettre de Nicollet, ni des échanges entre le Bureau et le ministère. Le fait est que cette affaire se déroule durant la courte période où le Bureau des longitudes est sous la tutelle du ministère du Commerce (mars 1831 – octobre 1832), après avoir dépendu du ministère de l’Intérieur, et avant de dépendre du ministère de l’Instruction publique[4]. Les archives sont ainsi dispersées entre différents fonds dont l’exploitation se révèle complexe. Nous ne sommes donc pas tout à fait au clair, ni quant aux justifications de Nicollet, ni quant aux « autres motifs » que le Bureau lui reproche.

L’affaire est en tout cas inédite et elle est assez grave pour que les plus hautes instances de l’État soient impliquées : le ministère du Commerce en tant que ministère de tutelle du Bureau des longitudes et le ministère de la Marine, en tant qu’employeur de Nicollet. Les décisions à apporter sont de si haute importance, que des ordonnances royales sont invoquées. Le départ de Nicollet est un scandale qui ne passe pas inaperçu et François Arago dans ses mémoires qualifiera cette expulsion d’ignominieuse[5].   

D’une manière générale, nous pouvons penser que plusieurs points, d’ordre moral, sont reprochés à Nicollet. D’une part sa ruine a porté un coup à son intégrité, lui qui était pourtant dans ses écrits sur la finance si pondéré et raisonnable, se serait-il laissé aveugler par l’ambition et l’appât du gain ? D’autre part, comment se fait-il qu’il n’ait pas mieux géré ses placements, lui qui a pourtant œuvré pendant plusieurs années en tant qu’actuaire et connaissait donc les rouages de la finance de son époque ? Sa science de la finance ayant failli, doit-on en conclure qu’il est un mauvais scientifique ? Enfin, en tant que membre du Bureau des longitudes, nommé par le Roi et au service de l’État, son départ, « sans autorisation », relève presque de la trahison. Nicollet est un mauvais homme, un mauvais scientifique, un mauvais Français.

Si le départ de Nicollet n’offre, de fait, aucun autre choix au Bureau que la destitution, les circonstances de ce départ ne plaident pas en sa faveur et il semble inenvisageable pour le Bureau de faire une exception dans le règlement pour clarifier la situation de Nicollet ou aménager son statut. En quelques jours, le nom de Nicollet est rayé de l’organigramme du Bureau des longitudes et son remplaçant, Charles-Louis Largeteau, promptement nommé (séance du 29 février 1832).

Une deuxième carrière aux États-Unis

Bassin du Mississippi

Figure 4 : Extrait de la carte du Bassin du Mississippi établie par Nicollet ; de nombreux lacs portent le nom d'anciens confrères ; source gallica.bnf.fr / BnF.

Aux États-Unis, Nicollet travaillera comme cartographe pour le Corps of Topographical Engineers et mènera plusieurs expéditions dans la région du haut Mississippi. Il produira une carte détaillée de la région (voir Fig. n°4), mènera des études botaniques, géologiques, météorologiques et ethnologiques, et il sera très bien intégré au monde scientifique de ce pays.

Il meurt à Washington sans jamais être retourné en Europe et sans, semble-t-il, avoir gardé de contacts avec ses anciens collègues du Bureau des longitudes[6]. Aucun scientifique français ne se fera écho de ses travaux outre-Atlantique[7] et personne, que ce soit à l’Observatoire ou à l’Académie des sciences, ne mentionnera sa mort. Seul son confrère de Bruxelles, Adolphe Quetelet, publie une courte notice biographique[8]. Par la suite, le nom de Nicollet n’apparaitra vraiment que dans la Biographie universelle[9], une publication à laquelle il avait participé dans ses premières années parisiennes. Il nous semble ainsi que le souvenir de Nicollet s’est maintenu, de manière très ténue, grâce à des liens personnels plus que par un intérêt scientifique.

Pourtant, bien qu’exilé aux États-Unis, Nicollet aura un dernier écho en France et en Europe à la faveur d’un canular scientifique. En août 1835 parait dans le journal américain The Sun, de New York, une série de six articles attribués à l’astronome John Herschel dans lesquels sont décrites des observations faites au travers d’un télescope si puissant qu’on y aurait vu des habitants sur la Lune. Dans ce qui sera par la suite appelé The Great Moon Hoax, sont narrées les découvertes qu’aurait faites l’astronome anglais : végétation lunaire, animaux et même des créatures humanoïdes ailées. Le public est convaincu[10]. Même s’il est rapidement établi qu’il s’agit d’un canular dû à un journaliste, les articles contiennent suffisamment de détails astronomiques pour penser qu’un véritable astronome ait pu participer à la supercherie. C’est là que Nicollet devient l’un des suspects. Il n’existe pourtant aucun indice pouvant laisser penser cela, et nous ne savons pas d’où vient cette rumeur, mais elle persiste plusieurs décennies, que ce soit en Angleterre[11] ou en France. Le fait que Nicollet ait quitté la France dans de si mauvaises conditions en faisait sans doute un coupable idéal. Le mal est fait, et la réputation de Nicollet est définitivement entachée, à tel point que dans La France littéraire de 1854, la notice de Nicollet se résume à la seule mention de ce faux document, Nicollet n’y étant ni astronome, ni actuaire, ni topographe, mais seulement l’auteur d’une « facétie sur l’astronomie ».



[1] Notons que l’article 6 de 1795 s’applique uniquement aux adjoints du Bureau, et non aux membres titulaires. Par la suite, d’autres révocations auront lieu parmi les membres correspondants, notamment Wilhelm Foerster (1832-1921).

[2] Joseph-Nicolas Nicollet : « Lettre à M. Outrequin, banquier, sur les assurances qui ont pour base les probabilités de la durée de la vie humaine », 1818.

[3] Caroline Ehrhardt : « Ce que les mathématiciens font aux assurances : le conseil des mathématiciens de la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes (1818-1823) », Cahiers François Viète, 2022.

[4] Jean-Marie Feurtet : « Le Bureau des longitudes (1795-1854) De Lalande à Le Verrier », 2005.

[5] François Arago : « Histoire de ma jeunesse », 1854.

[6] Martha Coleman Bray : « Joseph Nicollet and his map », 1980.

[7] Seul Alexander von Humboldt, en fait mention , en des termes tout à fait positifs, dans « Tableaux de la nature », Vol. I, 1850.

[8] Quetelet, Aldolphe. « Notice sur J.-N. Nicollet », Annuaire de l’Académie royale des sciences et belles lettres de Bruxelles, 1843.

[9] Voir les articles de Jean-Baptiste Eryes, « Nicollet, Jean-Nicolas ». In Biographie universelle ancienne et moderne, Vol. 30, 1843 ; et « Nicollet, Jean-M. » In Biographie universelle ancienne et moderne, Vol. 75, Supplément MU-NY, 1844.

[10] Arago est scandalisé et portera le sujet devant l’Académie des sciences, voir le compte rendu de l’Académie des sciences du 31 octobre 1836.

[11] Le mathématicien anglais Augustus de Morgan ne donne pas de preuves mais est catégorique, voir « A Budget of Paradoxes », 1872.